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2024-06-18

Interfaces, espaces et environnements d'écriture de la thèse

Pendant la rédaction de ma thèse, de juillet 2022 à janvier 2024, la mise en place d’un environnement d’écriture et d’édition a pris une place importante dans mon processus de recherche. Il s’agit de manipuler du texte, de configurer l’affichage graphique des différents logiciels, ou de définir des modes d’interaction avec ceux-ci. Tout cela en visant une certaine maîtrise de cet environnement (quelle action déclenche quelle opération), tout en privilégiant le texte (donc en me passant majoritairement du curseur via des commandes textuelles), et en défendant une idée du minimalisme (dans l’économie de gestes et de moyens informatiques). J’ai construit progressivement un environnement dans lequel Vim a une place centrale, en regard de cette équation texte + maîtrise + minimalisme. La description de ce cheminement mérite bien un billet dans ce carnet de recherche. Ce texte est le premier d’une série sur les rouages d’écriture, d’outillage, d’édition et de recherche de ma thèse de doctorat.

Texte, maîtrise et minimalisme

Pour le dire rapidement, mon environnement de travail sur ordinateur s’est petit à petit forgé autour de trois principes : la place prépondérante du texte ; le besoin et l’envie de maîtriser les outils et toute interaction avec la machine ; et enfin une économie de moyens que je nomme (par défaut) minimalisme. Depuis quelques années, tout nouvel outil que je suis amené à utiliser est interrogé avec cette triple exigence. Je dois pouvoir facilement manipuler un logiciel/application/programme au clavier sans devoir aller chercher des actions dans des menus déroulants ou autres boutons multiples. Cela me permet de mieux comprendre comment fonctionne l’outil et ce que signifie chacune des actions qu’il permet, et donc d’en acquérir une meilleure maîtrise. Le fait d’appeler une fonction en tapant quelques touches, plutôt qu’en devant faire circuler le curseur dans des méandres graphiques, est une forme d’économie qui me procure une certaine satisfaction.

Dans mon cas, Vim a matérialisé ce triptyque ergonomique, avec cette idée forte de pouvoir interagir avec le logiciel, de comprendre son fonctionnement, de maîtriser et de personnaliser les modes d’action, et de limiter les efforts physiques et computationnels (les mains restent sur le clavier, le logiciel nécessite relativement peu de puissance de calcul).

Enfin, cette recherche qui a accompagné (et qui accompagne encore) mon parcours scientifique et académique est fortement liée à mes sujets de recherche : édition, publication, écriture numérique, single source publishing, fabrique d’édition, permacomputing, etc.

Quelques éléments de définition : interface, espace et environnement

Mon parcours s’est articulé autour d’interfaces qui forment des espaces de travail, qui eux-mêmes constituent un environnement.

Schéma représentant des interfaces (1) formant des espaces (2) qui constituent un environnement (3)

N’étant ni ergonome, ni designer, ni informaticien en interface humain-machine, je dois expliciter mes définitions et mes usages de ces trois termes : interface, espace, et environnement. Ce qui suit est loin de répondre à des exigences scientifiques, je cadre assez librement ces trois notions pour pouvoir mieux me situer :

Maîtriser et articuler

L’éditeur de texte Vim a été un point de départ dans ces réflexions. L’interface qui permet d’interagir avec du texte est fondamentale dans le doctorat, et d’autant plus en littérature. Dans mes usages l’éditeur de texte remplace le traitement de texte, et il est le point de départ vers une maîtrise de mon environnement numérique. J’ai pu expérimenter successivement plusieurs logiciels — en suivant aussi les modes —, commençant par Sublime Text en 2014, passant à Atom en 2017, puis à VSCode/VSCodium en 2019 ou 2020 (au début du doctorat), et enfin en choisissant Vim en février 2022. À travers ces différents passages qui ont ponctué mon parcours personnel puis universitaire, j’ai tenté de constituer un environnement d’écriture qui m’est propre, ce qui implique un refus des logiciels qui m’imposent leurs contraintes. Mon utilisation de Vim comme éditeur de texte principal représente une rupture radicale : toute action peut être réalisée par le clavier, et le comportement comme l’apparence graphique de ce logiciel peuvent être entièrement configurés. J’ai initié une série sur Vim, toujours en cours, pour documenter cet apprentissage.

Vim et son utilisation par des commandes textuelles n’est pas un cas isolé dans mes pratiques, j’avais déjà initié cela avec les raccourcis, et notamment le fameux ALT+TAB pour passer d’une application ouverte à une autre sans le curseur, ou SUPER+← pour occuper la moitié de l’écran en largeur (utile pour placer deux applications à l’écran sans jouer avec le redimensionnement à la souris). Au début de la rédaction de la thèse, la commande SUPER+H (sous Linux) a été un événement majeur pour moi : ce raccourci permet de minimiser n’importe quelle application. Faire disparaître des fenêtres est un moyen de ne conserver que l’application d’écriture à l’écran en faisant disparaître les autres. La configuration de cet espace d’actions que représente l’écran est loin d’être anodine, tant ma concentration est liée à ce que j’affiche sur ces milliers de pixels. Dit autrement, mon travail de recherche et d’écriture requiert que je puisse facilement maîtriser ce que j’ai sous les yeux.

Capture d’écran de deux interfaces/logiciels/fenêtres (Vim et Firefox) occupant chacune une moitié horizontale de l’écran

Ainsi je manipule mon éditeur de texte avec le clavier, et plus globalement la machine aussi avec les raccourcis évoqués ci-dessus. Ces deux environnements s’articulent : ce sont les raccourcis clavier de mon système d’exploitation (Ubuntu/Gnome) qui m’ont amené à Vim, et c’est Vim qui m’a poussé plus loin comme je l’explique après avec la mention des gestionnaires de fenêtres comme i3 ou Regolith. Mon intention est celle de ne recourir qu’au clavier pour toutes les commandes avec la machine pendant la rédaction de la thèse. Pourquoi ? Pour viser une économie de gestes et une certaine idée du confort ou du plaisir que suscitent ces pratiques — car oui il s’agit bien ici de plaisir — dans la manipulation des interfaces et dans la constitution d’espaces. Écrire une commande plutôt que d’utiliser des menus contextuels me semble par ailleurs répondre à une certaine cohérence dans ma pratique globale.

Le texte dans le texte

Se passer du curseur — donc du pad, de la souris, voir du trackpoint — n’est pas une recherche de performance, mais bien l’idée de pouvoir rester dans un même environnement pour écrire et éditer : le texte. Faire appel aux touches du clavier pour toute une série d’actions me semble pertinent et cohérent : ouvrir un fichier, l’enregistrer, le déplacer, faire une recherche dans un dictionnaire, versionner, lancer un programme, envoyer un message, lire un article ou un livre, etc. Juste le texte, dès qu’il s’agit d’un dispositif pourvu d’un clavier physique.

Soyons réaliste, à mon niveau c’est un horizon vain, tant l’application de ce principe demande des efforts parfois gigantesques — la configuration de Vim m’a occupé de nombreuses soirées, et je prendrai un jour le temps de parler de mon usage d’aerc dont la mise en place fut épique. Horizon vain peut-être, mais qui génère néanmoins des pratiques d’écriture et d’édition intéressantes. Le seul fait d’écrire ces actions, depuis l’ouverture du fichier (cd phd/t puis vim content/p/01/01-01.md) jusqu’à son enregistrement et son versionnement (:wq puis git add content/p/01/01-01.md && git commit -m"edit: rédaction de 1.1.3."), me place dans un environnement dédié au texte, tourné vers lui, où je peux disposer comme je le souhaite des logiciels et des programmes, avec comme seule limite les commandes que j’apprends ou que je crée moi-même. Je pourrais aussi ouvrir un explorateur de fichiers avec un raccourci défini, puis sélectionner le dossier puis le fichier avec les curseurs et la touche ENTER, et ainsi de suite. Avec le terminal et Vim j’écris ces actions, elles ont un sens dans mes mains et dans ma tête.

Capture vidéo de l’usage du terminal et de Vim pour ouvrir, éditer et modifier un document au format texte

Il y a une dimension de plaisir difficile à définir, tant elle m’est liée personnellement et difficilement généralisable, notamment du fait de mon statut intermédiaire en termes de maîtrise de l’outil informatique (avancée pour certain·e·s, passable pour d’autres). Manipuler toutes ces actions me procure un profond plaisir, en plus d’être particulièrement confortable. Confortable dans le sens ou les mains bougent moins : en effet, le curseur (via le pad, je n’utilise pas de souris, j’apprends encore à faire usage du trackpoint de mes Thinkpads) est presque abandonné, et je définis moi-même ce dont j’ai besoin — et j’apprends aussi continuellement de nouvelles commandes et de nouveaux petits programmes liés à Unix.

Dès le début de la rédaction de ma thèse, j’ai donc manipulé des interfaces au clavier, depuis la navigation au sein des logiciels jusqu’à l’éditeur de texte. Le texte dans le texte, que j’ai tenté d’appliquer aussi à mon gestionnaire de fenêtres. Après quelques heures à essayer de configurer i3 en octobre 2022, j’ai dû me résoudre à me concentrer sur l’écriture au risque de perdre un temps précieux. La fin de la thèse a libéré ce temps dont j’avais besoin pour expérimenter cette nouvelle étape, manipuler les espaces.

Esthétique de l’environnement et des interfaces

La configuration de l’environnement graphique général de mon ordinateur part d’une exigence esthétique, dans le sens où je souhaite appliquer des principes et des besoins spécifiques dans le rendu graphique et dans le comportement des composants qui s’affichent à l’écran — les espaces qui forment un environnement. Dans le cadre de mes recherches scientifiques j’utilise une série de logiciels qui ont tous leur propre fonctionnement et leur propre interface, et qui, ensemble, forment mon environnement de travail (sur ordinateur).

Il y a plusieurs enjeux lors de l’utilisation conjointe d’une série de logiciels, pour moi les deux principaux sont les suivants :

Il existe depuis longtemps des gestionnaires de fenêtres, c’est d’ailleurs l’un des composants les plus complexes d’un système d’exploitation. Du côté des windows managers, ou wm, qui peuvent être paramétrés via des commandes textuels, il y a une offre logicielle importante pour Linux, dans laquelle i3 a bonne place. Le principe de ces wm est souvent le même : une configuration via des fichiers textes pour déterminer les comportements par défaut et pour définir une série de détails graphiques, et des raccourcis clavier pour manipuler les fenêtres et modifier les espaces. i3 est populaire car il est flexible et puissant, il demande toutefois un temps de paramétrage non négligeable, ainsi que quelques utilitaires supplémentaires (notamment pour chercher et ouvrir un programme). i3, comme d’autres, permet de construire un environnement de travail basé sur l’usage du clavier, sans faire appel au curseur (souris, pad et autre trackpoint).

Pour les personnes qui veulent tester assez rapidement i3 plutôt que de se casser les dents sur une configuration complexe (mais pas forcément compliquée), il existe des outils intermédiaires, pré-paramétrés. Regolith est un gestionnaire de fenêtres pré-configurés basé sur i3, et qui contient d’autres programmes utiles. L’avantage de Regolith est qu’une fois installé il est immédiatement utilisable. Le temps de configuration additionnel consiste en des personnalisations, toutes les fonctionnalités d’un gestionnaire de fenêtres sont utilisables out of the box.

Quelques jours après la soutenance de ma thèse, j’ai installé Regolith pour tester i3. Après quelques heures d’utilisation, il était peu probable que j’abandonne ce mode d’interaction avec ma machine, tant l’usage du clavier pour manipuler les fenêtres est pertinent dans mon cas. Il s’agit de l’un des derniers niveaux pour paramétrer, modifier et construire mon environnement largement orienté vers l’écriture.

Capture d’écran de l’environnement de bureau Regolith avec le logiciel Vim en floating (fond d’écran : CC BY-NC-SA Helvetica Blanc)

Dans la capture d’écran ci-dessus, il y a un éditeur de texte au centre, et plus spécifiquement Vim dans un shell ou terminal qui est affiché en mode floating, sans autres informations.

Capture d’écran de l’environnement de bureau Regolith avec un espace composé de plusieurs interfaces/fenêtres (Vim, un terminal, et une visionneuse PDF)

Dans la capture d’écran ci-dessus, plusieurs fenêtres sont composées sur un écran de 14 pouces, permettant d’afficher de manière optimisée plusieurs logiciels ou programmes : Vim pour modifier les contenus du texte de la thèse, un terminal qui donne les retours du programme Hugo (qui génère les différents formats de sortie de ma thèse, donc une version web), un navigateur web qui affiche le résultat du texte produit par Hugo, et une barre de tâches en bas avec des chiffres qui représentent autant d’espaces de travail dans lesquels des interfaces sont affichées de différentes manières, ainsi que des données concernant le fonctionnement de la machine (connexion internet, charge du processeur, date et heure, etc.).

Je peux désormais manipuler au clavier, via des commandes textuelles, le texte que j’écris, les interfaces des logiciels installés sur ma machine, les espaces formés par ces interfaces, et plus globalement ce qui constitue un environnement de travail. Il s’agit maintenant de prolonger ces recherches en améliorant mon usage de ces différents outils, voir en en substituant certains — notamment abandonner Regolith pour i3, ou constituer un nouvel environnement dans d’autres systèmes d’exploitation comme OpenBSD. Le temps et l’énergie passé sur ces recherches d’un environnement stimulant et minimaliste a participé à ce que la rédaction de la thèse soit une activité dans laquelle j’ai pris beaucoup de plaisir. Le chemin parcouru fait partie intégrante de mon processus de recherche, tout comme les essais-erreurs dans la mise en place de ce processus, ou l’exigence visée quand à la construction de mon environnement de travail.

Merci à Julie Blanc et Roch Delannay pour les relectures.